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Entrepreneuse face au cancer : la transformation radicale

Entrepreneuse face au cancer : la transformation radicale

Ceci est un coming out. Depuis 10 mois, je suis atteinte d’un cancer du sein relativement virulent mais qui, dit-on, se soigne bien, grĂące aux progrĂšs de la science mais aussi (je l’espĂšre) grĂące Ă  mon farouche instinct de survie et Ă  l’aide indĂ©fectible de mes proches, dans ma vie personnelle et au travail.

Aucune originalitĂ©, puisque je fais partie dĂ©sormais des 430 000 nouveaux cas de 2023, contre 375 000 en 2018. C’est une dĂ©ferlante. Depuis mon diagnostic en janvier, j’ai perdu un ami trĂšs cher, disparu en quelques semaines, et trois autres proches amies sont touchĂ©es par des cancers plus graves que le mien.

Je ne donnerai pas le type de celui qui m’atteint car je dĂ©teste les Ă©tiquettes et je refuse de dĂ©cliner mon matricule, question de principe et d’éthique personnelle.

Travailler quand mĂȘme


Je ne me suis pas arrĂȘtĂ©e de travailler, mĂȘme pendant les pires moments de ma chimiothĂ©rapie. Pas par bravoure mais parce qu’à la tĂȘte de deux petites entreprises avec trĂšs peu de salariĂ©s, il fallait assurer certains rendez-vous ou prĂ©sentations, rester visible, sur le terrain, comme l’aurait fait un.e chef.fe dans un restaurant avec 100 couverts par service.

Donc une fois de plus, exactement comme pendant les prĂ©cĂ©dentes crises que j’ai vĂ©cues de plein fouet, celle de 2008 et celle du COVID, il a fallu s’adapter rapidement, sans se poser de questions et ajouter l’identitĂ© de « femme malade-vulnĂ©rable » Ă  toutes mes autres identitĂ©s, celle de mĂšre, Ă©pouse, amie, dirigeante, clown, intello
 Par chance, je me vis depuis longtemps comme une femme multi casquettes, avec des identitĂ©s multiples. Mon goĂ»t prononcĂ© pour la transformation, voire le transformisme, m’a fait accepter relativement facilement ma nouvelle apparence, coiffĂ©e de perruques « plus vraies que nature » ! Mais Ă©tait-ce encore de la dissimulation ? PassĂ©e la joie de recevoir des compliments sur ma nouvelle coiffure, « mieux qu’avant », comment gĂ©rer ensemble la fragilitĂ© et la pugnacitĂ©, la souffrance et l’action, le besoin de se confier et de taire, la nĂ©cessitĂ© de travailler et de se soigner ?

A qui allais-je confier mon Ă©tat sans risquer d’en subir des consĂ©quences imprĂ©vues ? Comment me projeter Ă  six mois, un an ? Contrairement aux grandes entreprises qui font d’énormes progrĂšs d’accompagnement des salariĂ©.e.s grĂące Ă  la sensibilisation croissante des services de Ressources Humaines, je n’avais aucune soupape de sĂ©curitĂ©, pas de protection identifiable dans ma situation professionnelle. Preuve de ma mĂ©connaissance du systĂšme de protection des dirigeants, j’ai envoyĂ© mon premier arrĂȘt de travail Ă  la sĂ©curitĂ© sociale six mois aprĂšs avoir Ă©tĂ© diagnostiquĂ©e


L’incertitude comme boussole

A partir du jour oĂč vous commencez une chimiothĂ©rapie, votre agenda ne vous appartient plus. Il n’y a que vous pour savoir au jour le jour si vous pourrez assurer un coup de tĂ©lĂ©phone, une visio ou un rendez-vous physique dans les 10 jours qui suivent. Pour moi, qui ai eu presque tous les effets secondaires de la liste fournie, ce fut la plus grande gageure. Impossible de prĂ©voir quoi que ce soit de façon certaine, notamment les dĂ©placements. Les douleurs et la vue des autres malades, tous les cancĂ©reux, jeunes et vieux, vaillants et mourants dans les box de chimio, font trĂšs vite prendre conscience de la mort, de la longueur du chemin Ă  parcourir. Au dĂ©but, naĂŻve, j’apportais quelques dossiers Ă  lire, j’essayais de trouver une place (rare) qui capte le wifi pour lire mes mails
 Je n’avais pas prĂ©vu que l’injection de Polaramine me ferait glisser rapidement vers un demi sommeil anesthĂ©siant mes vellĂ©itĂ©s de bonne Ă©lĂšve qui ne perd pas trois heures comme ça
 Quand je vois les nouvelles arrivantes « femmes actives », je les repĂšre du premier coup, elles veulent aussi rester performantes, maĂźtriser ce temps de cure qui ne leur appartient plus.

Alors l’anxiĂ©tĂ© de la faiblesse arrive : comment continuer Ă  tenir la barre, garder le cap, ou Ă  dĂ©faut de prospecter, garder ses clients ? Toutes ces injonctions commerciales et managĂ©riales bien apprises dans ma gĂ©nĂ©ration s’effondrent comme un domino. Le projet de continuer Ă  chercher des fonds disparaĂźt en un jour, abandonnĂ© sans regret. Assez rapidement, au bout d’un mois ou deux, j’apprends Ă  manager et dĂ©lĂ©guer autrement, non sans peine. J’identifie rapidement les alliĂ©.e.s qui ne me lĂącheront pas et celles et ceux qui commencent dĂ©jĂ  Ă  dĂ©serter. C’est comme dans un film de guerre (ou de rĂ©sistance), cela s’impose Ă  moi. Le cancer accĂ©lĂšre et amplifie les constats de toutes mes observations et Ă©tudes sur la transformation et le change management. L’agilitĂ© n’est plus un concept, je la vis !

Mon mari et mes associĂ©s pour piloter le combat administratif, juridique et financier, deux stagiaires et une alternante agiles et pĂ©tillantes pour gĂ©rer les Ă©vĂ©nements et le prĂ©sentiel, une cheffe de projet pour le management de transition et le digital et on s’organise. L’improvisation est dĂ©jĂ  mon autre mĂ©tier, heureusement. Et lĂ , je me lĂąche, je me lance littĂ©ralement dans l’improvisation de tous mes nouveaux rĂŽles. Parmi ceux-ci :

  • PrĂ©sentatrice de rĂ©sultats d’étude uniquement Ă  condition que la rĂ©union ne dure pas plus d’1h30, soit Ă  10 jours de ma sĂ©ance de chimio et Ă  une distance raisonnable pour m’y rendre
  • HĂŽtesse Ă©clair quand il faut me montrer Âœ heure au dĂ©marrage ou Ă  la clĂŽture d’un Ă©vĂ©nement d’un bon client (ici “bon” veut dire gentil, pas gros)
  • A la barre du tribunal le lendemain de mon opĂ©ration avec un jeune avocat talentueux pour dĂ©fendre mes droits contre un crĂ©ancier malhonnĂȘte et trĂšs agressif


A propos de mon nouveau rapport au temps, c’est indĂ©niable, l’urgence n’a plus du tout la mĂȘme dĂ©finition. Il a fallu inventer de nouveaux rituels sans se projeter, des plannings virtuels


DĂšs que je vois « urgent » dans un objet de mail, je souris
 Mes urgences mĂ©dicales dĂ©cideront du degrĂ© d’urgence indiquĂ© dans la demande. J’aurais au mois appris cela. Commencer Ă  hiĂ©rarchiser autrement mes tĂąches. J’en parle depuis dix ans, je rĂ©ussis Ă  peine Ă  le faire maintenant.

Dire ou ne pas dire ?

51% des actifs pensent encore qu’il est difficile de rĂ©vĂ©ler son cancer, selon le BaromĂštre Cancer@Work 2021. Un tabou liĂ© avant tout Ă  un phĂ©nomĂšne de sociĂ©tĂ©, qu’Anne-Sophie Tuszynski, fondatrice de l’association Cancer@Work, explique trĂšs bien : « La fragilitĂ© n’est pas conviĂ©e dans notre sociĂ©tĂ©. Il y a 10 ans encore, on ne prononçait mĂȘme pas le mot “cancer”. On parlait de “longue et douloureuse maladie”. On a connu la mĂȘme chose avec le SIDA. Le rapport de notre sociĂ©tĂ© Ă  la vulnĂ©rabilitĂ© n’invite pas les personnes Ă  faire Ă©tat de ce qu’elles traversent. »

Si en 2020, encore 40% des salariĂ©s craignaient d’ĂȘtre stigmatisĂ©s, 35% pĂ©nalisĂ©s dans leur carriĂšre, en partageant une situation de fragilitĂ©[1], qu’en est-il des femmes entrepreneures 3 ans aprĂšs le COVID ?

Il n’existe Ă  ma connaissance aucune donnĂ©e connue sur la fragilitĂ© vĂ©cue par les femmes dirigeantes de TPE et PME alors que les micro entreprises reprĂ©sentent 99,8% du nombre total d’entreprises françaises et une grosse part de la crĂ©ation d’emplois[2]. En outre, ĂȘtre une femme de plus de 50 ans ajoute une double peine Ă  celle du cancer car elles subissent dĂ©jĂ  une discrimination Ă  bas bruit avec la mĂ©nopause. Alors comment lever ce tabou de plus ? Comment libĂ©rer la parole sur ces situations vĂ©cues et largement partagĂ©es ?

A la place que j’occupe, et dĂ©jĂ  engagĂ©e sur les questions de sensibilisation autour de la mixitĂ© et des diversitĂ©s au travail, j’aimerais inviter d’autres femmes cheffes d’entreprise Ă  tĂ©moigner sur ce qu’elles traversent ou ont traversĂ©. Favoriser les bonnes pratiques, la visibilitĂ©, les actions de solidaritĂ© entre paires
 Un Ă©lan de soutien concret et des mises en place rapides car le temps des PME et TPE est bien plus court que celui des grandes entreprises : quand les process Ă©rodent les plus belles initiatives des grandes organisations, les start-up ou les petites entreprises peuvent plus aisĂ©ment pratiquer le test and learn, ce qui est une opportunitĂ© !

J’ai actuellement la chance de participer Ă  des groupes de parole de femmes atteintes de cancer du sein dans des situations professionnelles variĂ©es et cela m’inspire beaucoup pour les transposer au monde de l’entreprise[3]

Or pour l’instant, hormis les stars de cinĂ©ma ou les influenceuses, je ne vois pas de dirigeantes s’engager sur le chemin du coming out du cancer. Imagine-t-on une seule des 40 femmes Forbes parler de son cancer ? Elles sont toutes belles, photoshopĂ©es et tellement heureuses de faire partie de ce glorieux palmarĂšs de la performance. Peut-on leur en vouloir ? Il est bien lĂ©gitime de ne pas gĂącher son heure de gloire en occultant ses vulnĂ©rabilitĂ©s. Mais doit-on pour autant continuer Ă  ĂȘtre des superwomen jusque dans la maladie ? Selon moi, c’est lĂ  que rĂ©side le plus grand risque, celui de l’effondrement. J’ai souvent Ă©tĂ© marquĂ©e par les tĂ©moignages de femmes « Ă  responsabilitĂ©s » qui ont ajoutĂ© un burn out Ă  leur cancer.

Les reprĂ©sentations ont la vie dure, dĂ©cidĂ©ment. Quand je travaillais sur les nouveaux imaginaires de la beautĂ© dans les annĂ©es 1995 Ă  2000, on n’imaginait pas encore que la beautĂ© puisse ĂȘtre diffĂ©rente, singuliĂšre, hors normes, sauf dans les cercles fermĂ©s de la mode alternative. Plus de vingt ans aprĂšs, je ne trouve pas que les choses aient suffisamment changĂ© concernant l’injonction de performance des entrepreneures pour ĂȘtre crĂ©dibles, donc lĂ©gitimes dans le monde des affaires.

Le paradoxe de la communication : dire et montrer, c’est diffĂ©rent

Alors comment faire quand il faut continuer à communiquer et qu’on n’a plus envie de se montrer ?

Bien avant que j’annonce mon cancer aux personnes de confiance de mon entourage professionnel, j’avais cessĂ© de m’exposer sur les rĂ©seaux sociaux, par rĂ©flexe de pudeur. Pourtant trĂšs instinctivement, j’ai continuĂ© Ă  prendre parfois la pose et faire le clown dans des stories Ă©phĂ©mĂšres (forcĂ©ment moins risquĂ©es) marquant des cĂ©lĂ©brations, des rĂ©unions d’équipes satisfaites, des moments « vrais ». Étais-je dans le vrai, moi, avec mes perruques et mes sourires alors que j’étais parfois percluse de douleurs ? Pourquoi et pour qui faire ce cinĂ©ma ? HonnĂȘtement je ne le sais pas vraiment mais je crois que je l’ai fait pour moi, pour jouer le jeu. Il y a du positif dans l’expression “the show must go on” et j’y ai pris du plaisir.

Quel paradoxe tout de mĂȘme ! La prise de conscience de l’irruption du « fake » dans ma propre pratique professionnelle est une vraie nouveautĂ©. Je suis devenue une insider, une infiltrĂ©e dans le monde des bien portants. L’autre exemple qui me vient Ă  l’esprit est celui de salons professionnels. Sur le salon Workplace Expo oĂč j’étais heureusement accompagnĂ©e de SĂ©verine Enjolras, ma complice et partenaire dans les Ă©tudes depuis vingt ans, j’ai croisĂ© des dizaines de personnes, d’anciens clients, de prestataires
 Tous souriants, comme si de rien n’était. FiĂšre de l’avoir fait.

Renverser la table, combattre mais avec d’autres armes que la performance

Rien ne m’agace plus que les personnes qui, souvent par maladresse, me disent que je suis une battante et que forcĂ©ment je vais m’en sortir. Ils ne savent rien de moi. Je dĂ©teste ce qualificatif car je me suis toujours sentie fragile. J’ai la chance (ou pas) que cela ne se voie pas et d’avoir de l’énergie (renouvelable 😉) pour aller de l’avant. Alors mĂȘme si le cancer est un combat de chaque jour, je ne veux ni le mettre au centre, ni m’essentialiser Ă  travers lui. Je tiens Ă  continuer Ă  me dĂ©finir ailleurs, au-delĂ .

Le cancer rĂ©volutionne mon travail et mon rapport au travail et, comme par hasard, l’évolution des environnements et modes de travail est mon principal champ d’exploration depuis 10 ans.

Je souhaite donc faire bouger les lignes :

  • Imaginer et proposer de nouveaux sujets d’étude sur les maladies « invisibles », la santĂ© et la vulnĂ©rabilitĂ© des dirigeant.e.s y compris sur le thĂšme des maladies mentales
  • CrĂ©er des confĂ©rences et ateliers pour libĂ©rer la parole et lutter contre les discriminations financiĂšres, commerciales et juridiques subies par les entrepreneure.e.s atteint.e.s de maladies chroniques

Qui m’aime me suive
 Ces projets ont une visĂ©e collective et j’ai besoin de vos retours pour poursuivre la conversation et ouvrir les dĂ©bats.

[1] Chiffres Harris interactive pour Malakoff Humanis cités in la newsletter de vive.s media du 16 mars 2023

[2] INSEE 2021

[3] Institut Rafaël, santé intégrative, Paris

Link of the original article : https://bit.ly/3ym2gvo

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