17 Dec Prospective des vulnérabilités : le nouveau défi de la RSE

Anticiper les vulnérabilités humaines : et si c’était la nouvelle boussole de la RSE ?
Cette année 2025, j’ai eu la chance de pouvoir partager mes travaux avec plusieurs alliances ou coalitions d’entreprises très différentes: françaises et étrangères, petites et grandes. Cela renforce ma conviction quant au rôle croissant des collectifs et autres fondations face aux enjeux actuels de la santé mentale, de l’aidance, des maladies chroniques, de la parentalité, de la longévité, et de toutes les ruptures de vie qui entament le cours naturel d’une vie de travail.
C’est aussi en assistant à une conférence de l’ Adetem : « Le chaos, nouvelle boussole pour la prospective ? » que ce nouvel enjeu de la prospective m’est apparu essentiel pour articuler mes projets en cours.
Pendant des années, la RSE s’est structurée autour de ses piliers les plus visibles : l’empreinte carbone, la diversité, la gouvernance responsable. Il reste beaucoup à faire mais un champ entier reste sous-exploité : celui des vulnérabilités humaines qui traversent les entreprises, santé mentale, aidance, maladies chroniques, ruptures de vie, inégalités générationnelles.
Ces réalités ne sont plus marginales. Elles constituent la trame sociale du travail contemporain. Et leur anticipation, non leur réparation, deviendra demain un critère de performance durable.
Cette approche, que j’appelle volontiers la prospective des vulnérabilités, est une démarche de veille et d’anticipation sociale que je souhaite voir se généraliser, pour transformer les fragilités du présent en leviers d’innovation et de cohésion.
1. De la RSE réactive à la RSE anticipatrice
La plupart des politiques RSE interviennent encore en aval des problèmes : prévention tardive, accompagnement après crise, sensibilisation post-épuisement. Or les signaux faibles de la vulnérabilité sont déjà là :
- 1 actif sur 5 est aidant d’un proche malade ou âgé (OCDE, 2023)
- 1 salarié sur 2 déclare une fatigue mentale chronique
- 60 % des personnes atteintes de maladies chroniques travaillent sans aménagement adapté
- Les tensions générationnelles et la perte de repères post-Covid fragilisent la cohésion sociale interne
Les entreprises, avec tous leurs fardeaux à porter, ne peuvent plus attendre les ruptures pour autant… Elle doivent apprendre à observer, analyser et anticiper ces fragilités avant qu’elles ne se transforment en coûts humains et sociaux. C’est précisément le rôle de la veille sociale prospective (foresight social innovation) : détecter les transformations du travail avant qu’elles ne deviennent des urgences.
2. Ce que la prospective change dans la RSE
La prospective des vulnérabilités repose sur un principe simple : observer le présent comme un terrain d’avenir.
Elle mobilise les outils de la prospective classique (signaux faibles, scénarios, cartographies, ateliers) appliqués au champ social de l’entreprise en tant qu’organisme en train de réagir à certains contextes exogènes. Il est donc utile de relier l’analyse des signaux faibles au présent des perceptions des collaborateurs, parties prenantes…
Concrètement, elle permet de relier deux types d’indicateurs :
- Indicateurs de vulnérabilité: Santé mentale, aidance, maladies chroniques, ruptures de vie, intergénération
- Indicateurs RSE associés : Absentéisme, turnover, engagement, inclusion, performance durable
3. Quelques exemples inspirants de prévention comme levier d’anticipation sociale
🧠 Aon – anticiper les besoins de santé d’une main-d’œuvre intergénérationnelle
Dans son rapport Multigenerational Wellbeing (2024), Aon montre comment les organisations pionnières adaptent leurs politiques de santé et de bien-être selon les besoins des différentes générations :
- Les plus jeunes recherchent équilibre et santé mentale,
- Les générations intermédiaires ont besoin de soutien à l’aidance et à la parentalité,
- Les plus âgées attendent prévention, ergonomie et maintien en activité.
Certaines entreprises accompagnées par Aon testent des dispositifs innovants : mentorat santé intergénérationnel, buddy systems de prévention ou formations croisées autour du stress et du sommeil.
🔹 Enjeu clé : faire de la santé au travail un sujet transversal à toutes les générations, en intégrant une veille sur les vulnérabilités émergentes.
💎 L’Oréal – « Share & Care », la prévention comme stratégie globale
Lancé en 2013, le programme Share & Care de L’Oréal garantit à tous les collaborateurs, dans plus de 100 pays, un haut niveau de protection sociale et un accès renforcé à la prévention santé. En 2023, pour ses dix ans, L’Oréal y a intégré de nouvelles mesures de prévention santé mentale et d’accompagnement au retour à l’emploi après maladie grave (ex. cancer). Un dispositif global mêlant soutien psychologique, mentorat santé et formation des managers à la détection précoce de la détresse.
UBTrends a réalisé une veille sur les modèles d’aidance existants à travers le monde et les solutions développées par les entreprises pour accompagner les salariés concernés. Ces travaux ont permis de nourrir le programme mondial de protection sociale Share & Care. Aujourd’hui la Coalition Share & Care, lancée grâce à Sylviane BALUSTRE-d’ERNEVILLE accueille 20 nouvelles entreprises internationales et leurs travaux mobilisent de plus en plus d’initiatives qui font sens car elles sont partagées et débattues à plusieurs échelles de décision.
🔹 Enjeux clé : anticiper les ruptures de vie avant qu’elles ne deviennent des ruptures professionnelles, et faire de la prévention un pilier de la performance humaine.
🧬 Sanofi – prévenir la désinsertion après maladie grave
En France, Sanofi a développé le programme “Cancer et travail : agir ensemble”, un dispositif d’accompagnement pour les salariés confrontés à un cancer. Ce programme s’appuie sur un réseau de pairs-aidants, des formations pour les managers, et des parcours de retour à l’emploi individualisés. Il ne s’agit pas de réparer après coup, mais d’anticiper le risque de désinsertion professionnelle et de maintenir le lien au collectif de travail pendant la maladie.
🔹 Enjeu clé : prévenir la désinsertion, maintenir la dignité professionnelle et faire de la santé un axe de résilience organisationnelle.
4. La veille prospective peut donc aussi devenir un nouvel outil de pilotage RSE
La veille n’est pas un observatoire passif mais un méthode vivante, vivace. Je ne cesse de le dire depuis plus de vingt ans… C’est un capteur stratégique et un instrument de gouvernance. Elle permet d’anticiper les tendances lourdes qui redéfinissent la santé au travail.
Encore quelques exemples :
🔎 Les grandes tendances de vulnérabilités à anticiper
Tendance Hybridation du travail ➞ Risque à anticiper : isolement, surcharge cognitive Pistes d’innovation : espaces relationnels, safe spaces, rituels collectifs, digital detox
Tendance Vieillissement actif ➞ Risque à anticiper : pathologies chroniques, reconversions tardives Pistes d’innovation : ergonomie, tutorat intergénérationnel
Tendance Montée de l’aidance ➞ Risque à anticiper : fatigue, absentéisme caché Pistes d’innovation : congés aidants, flexibilité des horaires, conciergerie santé, fléchage associatif
Tendance Ruptures de vie ➞ Risque à anticiper : désengagement, perte de repères Pistes d’innovation : coaching de transition, pair-aidance, mentorat santé
Tendance Crise du sens ➞ Risque à anticiper : perte de cohésion Pistes d’innovation : narratifs collectifs, groupe de parole, gouvernance du care
Mon pari pour les années à venir : combiner recherche qualitative, prospective et innovation sociale pour cartographier ces signaux faibles et concevoir des outils de prévention anticipatrice de proximité, de façon locale et globale dans plusieurs pays.
5. Vers une nouvelle gouvernance des vulnérabilités
- Faire de la vulnérabilité un indicateur stratégique, suivi au même titre que les KPI environnementaux.
- Croiser les disciplines : RH, RSE, Santé, mais aussi sciences humaines et design organisationnel.
- Co-construire avec les premiers concernés — salariés aidants, malades, seniors, jeunes en rupture.
- Mesurer la valeur créée : baisse du turnover, hausse de l’engagement, satisfaction client, marque employeur renforcée.
6. Élargir la veille, comprendre les codes ! Quand la pop culture devient capteur social
La prospective des vulnérabilités ne se nourrit pas seulement de chiffres, d’études RH ou d’enquêtes de satisfaction. Elle s’enrichit aussi d’une veille culturelle, capable de capter ce que les générations émergentes ressentent, imaginent ou redéfinissent dans leur rapport au travail, à la santé mentale, au corps, au collectif.
Car c’est souvent dans la pop culture que s’expriment les premières formes de rupture : la fatigue, la quête de sens, la peur de l’avenir, la recherche de nouveaux équilibres.
🔍 La pop culture comme miroir des vulnérabilités émergentes
Séries, podcasts, musiques, formats courts : autant de laboratoires émotionnels où se lisent les tendances sociales avant qu’elles ne s’imposent dans les entreprises.
👉 Quelques exemples marquants :
- La série Adolescence (Arte) ou Euphoria (HBO) explore de manière frontale les troubles psychiques, la solitude et la pression de performance vécus par les jeunes générations.
- Sex Education (Netflix) aborde sans détour les tabous autour de la santé mentale, du corps et de la différence, tout en prônant une approche de la vulnérabilité comme levier d’empathie et d’inclusion.
- Sur TikTok, les hashtags #mentalhealth, #overthinking ou #quietquitting cumulent des milliards de vues : les jeunes y mettent en scène leur épuisement émotionnel et leur besoin de reconnexion réelle, signes d’un changement profond du rapport au travail.
- Les podcasts générationnels comme The Flares, InPower ou Le Gratin valorisent une parole déculpabilisée sur l’échec, la fatigue, les reconversions — une forme de contre-discours face à l’idéologie de la performance continue.
Ces récits constituent de véritables signaux faibles culturels : ils révèlent avant les indicateurs RH ce qui deviendra demain un enjeu de santé, d’organisation, ou d’engagement. C’est une veille sensible, indispensable pour comprendre les mutations du travail et des liens sociaux.
🔹 Intégrer la veille de la pop culture à la prospective sociale, c’est élargir le radar de la RSE. C’est écouter le présent autrement : non pas à travers des tableaux Excel, mais à travers les récits, les émotions et les imaginaires qui préfigurent le futur du travail.
En élargissant ainsi la veille à la culture, à l’expérience vécue et aux imaginaires, nous proposons dans nos approches de passer d’une logique de conformité à une logique d’écoute systémique. Pour que les entreprises apprennent à lire les vulnérabilités non plus comme des risques isolés, mais comme des indicateurs vivants de transformation sociale. C’est cette posture d’écoute, transversale et anticipatrice, qui fonde aujourd’hui une nouvelle gouvernance des vulnérabilités — celle où la santé, la cohésion et la performance deviennent enfin des dimensions indissociables.
En conclusion:
Le vrai défi de la RSE est d’anticiper les vulnérabilités en croisant les sources et les analyses
Pour moi ce sont toutes ces dimensions combinées qui deviennent la base d’une véritable « foresight social innovation »
Les entreprises qui sauront anticiper les vulnérabilités gagneront sur trois fronts :
- Humainement, en renforçant la confiance et le sentiment de sécurité psychologique.
- Socialement, en incarnant une RSE à visage humain, ancrée dans la réalité du travail.
- Économiquement, en réduisant les coûts invisibles de la désinsertion, de la démotivation et des arrêts longs.
Et si l’entreprise devenait un laboratoire du futur du lien ?
In fine, et en tant qu’entrepreneure multi récidiviste, je ne vois pas d’autre terrain de jeu pour la prospective des innovations sociales que celui de l’entreprise. En effet la prospective des vulnérabilités n’oppose pas “économique” et “humain”. Elle relie : santé mentale (prévention), aidance (soutien & flexibilité), temps (efficience & récupération), compétences (apprentissage continu), territoires (alliances locales). Bref, elle fabrique de la cohésion — donc de la performance durable.
C’est là, aujourd’hui, le vrai défi de la responsabilité sociale : transformer l’écoute du présent en boussole du futur.
Références et sources
- OCDE – Health at a Glance 2023 (chap. aidants informels, santé mentale au travail)
- OMS / OIT – Mental Health at Work: Policy Brief (2022)
- World Economic Forum – Future of Jobs Report 2023
- Eurofound – Living and Working in Europe 2023
- Aon plc – Multigenerational Wellbeing Report 2024
- L’Oréal Group – Share & Care Programme 10 Years Report (2023)
- Sanofi France – Programme Cancer & Travail : Agir ensemble (2023)
- Harvard Business Review – Making Mental Health Programs Work at Multinational Companies (2025)
- Arte – Adolescence (série documentaire, 2023)
- BBC / HBO / Netflix – Euphoria, Sex Education (2019–2023)
- Podcasts – InPower, The Flares (France, 2022–2024)
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