06 Oct Entrepreneuse face au cancer : la transformation radicale
Ceci est un coming out. Depuis 10 mois, je suis atteinte d’un cancer du sein relativement virulent mais qui, dit-on, se soigne bien, grâce aux progrès de la science mais aussi (je l’espère) grâce à mon farouche instinct de survie et à l’aide indéfectible de mes proches, dans ma vie personnelle et au travail.
Aucune originalité, puisque je fais partie désormais des 430 000 nouveaux cas de 2023, contre 375 000 en 2018. C’est une déferlante. Depuis mon diagnostic en janvier, j’ai perdu un ami très cher, disparu en quelques semaines, et trois autres proches amies sont touchées par des cancers plus graves que le mien.
Je ne donnerai pas le type de celui qui m’atteint car je déteste les étiquettes et je refuse de décliner mon matricule, question de principe et d’éthique personnelle.
Travailler quand même…
Je ne me suis pas arrêtée de travailler, même pendant les pires moments de ma chimiothérapie. Pas par bravoure mais parce qu’à la tête de deux petites entreprises avec très peu de salariés, il fallait assurer certains rendez-vous ou présentations, rester visible, sur le terrain, comme l’aurait fait un.e chef.fe dans un restaurant avec 100 couverts par service.
Donc une fois de plus, exactement comme pendant les précédentes crises que j’ai vécues de plein fouet, celle de 2008 et celle du COVID, il a fallu s’adapter rapidement, sans se poser de questions et ajouter l’identité de « femme malade-vulnérable » à toutes mes autres identités, celle de mère, épouse, amie, dirigeante, clown, intello… Par chance, je me vis depuis longtemps comme une femme multi casquettes, avec des identités multiples. Mon goût prononcé pour la transformation, voire le transformisme, m’a fait accepter relativement facilement ma nouvelle apparence, coiffée de perruques « plus vraies que nature » ! Mais était-ce encore de la dissimulation ? Passée la joie de recevoir des compliments sur ma nouvelle coiffure, « mieux qu’avant », comment gérer ensemble la fragilité et la pugnacité, la souffrance et l’action, le besoin de se confier et de taire, la nécessité de travailler et de se soigner ?
A qui allais-je confier mon état sans risquer d’en subir des conséquences imprévues ? Comment me projeter à six mois, un an ? Contrairement aux grandes entreprises qui font d’énormes progrès d’accompagnement des salarié.e.s grâce à la sensibilisation croissante des services de Ressources Humaines, je n’avais aucune soupape de sécurité, pas de protection identifiable dans ma situation professionnelle. Preuve de ma méconnaissance du système de protection des dirigeants, j’ai envoyé mon premier arrêt de travail à la sécurité sociale six mois après avoir été diagnostiquée…
L’incertitude comme boussole
A partir du jour où vous commencez une chimiothérapie, votre agenda ne vous appartient plus. Il n’y a que vous pour savoir au jour le jour si vous pourrez assurer un coup de téléphone, une visio ou un rendez-vous physique dans les 10 jours qui suivent. Pour moi, qui ai eu presque tous les effets secondaires de la liste fournie, ce fut la plus grande gageure. Impossible de prévoir quoi que ce soit de façon certaine, notamment les déplacements. Les douleurs et la vue des autres malades, tous les cancéreux, jeunes et vieux, vaillants et mourants dans les box de chimio, font très vite prendre conscience de la mort, de la longueur du chemin à parcourir. Au début, naïve, j’apportais quelques dossiers à lire, j’essayais de trouver une place (rare) qui capte le wifi pour lire mes mails… Je n’avais pas prévu que l’injection de Polaramine me ferait glisser rapidement vers un demi sommeil anesthésiant mes velléités de bonne élève qui ne perd pas trois heures comme ça… Quand je vois les nouvelles arrivantes « femmes actives », je les repère du premier coup, elles veulent aussi rester performantes, maîtriser ce temps de cure qui ne leur appartient plus.
Alors l’anxiété de la faiblesse arrive : comment continuer à tenir la barre, garder le cap, ou à défaut de prospecter, garder ses clients ? Toutes ces injonctions commerciales et managériales bien apprises dans ma génération s’effondrent comme un domino. Le projet de continuer à chercher des fonds disparaît en un jour, abandonné sans regret. Assez rapidement, au bout d’un mois ou deux, j’apprends à manager et déléguer autrement, non sans peine. J’identifie rapidement les allié.e.s qui ne me lâcheront pas et celles et ceux qui commencent déjà à déserter. C’est comme dans un film de guerre (ou de résistance), cela s’impose à moi. Le cancer accélère et amplifie les constats de toutes mes observations et études sur la transformation et le change management. L’agilité n’est plus un concept, je la vis !
Mon mari et mes associés pour piloter le combat administratif, juridique et financier, deux stagiaires et une alternante agiles et pétillantes pour gérer les événements et le présentiel, une cheffe de projet pour le management de transition et le digital et on s’organise. L’improvisation est déjà mon autre métier, heureusement. Et là, je me lâche, je me lance littéralement dans l’improvisation de tous mes nouveaux rôles. Parmi ceux-ci :
- Présentatrice de résultats d’étude uniquement à condition que la réunion ne dure pas plus d’1h30, soit à 10 jours de ma séance de chimio et à une distance raisonnable pour m’y rendre
- Hôtesse éclair quand il faut me montrer ½ heure au démarrage ou à la clôture d’un événement d’un bon client (ici “bon” veut dire gentil, pas gros)
- A la barre du tribunal le lendemain de mon opération avec un jeune avocat talentueux pour défendre mes droits contre un créancier malhonnête et très agressif…
A propos de mon nouveau rapport au temps, c’est indéniable, l’urgence n’a plus du tout la même définition. Il a fallu inventer de nouveaux rituels sans se projeter, des plannings virtuels…
Dès que je vois « urgent » dans un objet de mail, je souris… Mes urgences médicales décideront du degré d’urgence indiqué dans la demande. J’aurais au mois appris cela. Commencer à hiérarchiser autrement mes tâches. J’en parle depuis dix ans, je réussis à peine à le faire maintenant.
Dire ou ne pas dire ?
51% des actifs pensent encore qu’il est difficile de révéler son cancer, selon le Baromètre Cancer@Work 2021. Un tabou lié avant tout à un phénomène de société, qu’Anne-Sophie Tuszynski, fondatrice de l’association Cancer@Work, explique très bien : « La fragilité n’est pas conviée dans notre société. Il y a 10 ans encore, on ne prononçait même pas le mot “cancer”. On parlait de “longue et douloureuse maladie”. On a connu la même chose avec le SIDA. Le rapport de notre société à la vulnérabilité n’invite pas les personnes à faire état de ce qu’elles traversent. »
Si en 2020, encore 40% des salariés craignaient d’être stigmatisés, 35% pénalisés dans leur carrière, en partageant une situation de fragilité[1], qu’en est-il des femmes entrepreneures 3 ans après le COVID ?
Il n’existe à ma connaissance aucune donnée connue sur la fragilité vécue par les femmes dirigeantes de TPE et PME alors que les micro entreprises représentent 99,8% du nombre total d’entreprises françaises et une grosse part de la création d’emplois[2]. En outre, être une femme de plus de 50 ans ajoute une double peine à celle du cancer car elles subissent déjà une discrimination à bas bruit avec la ménopause. Alors comment lever ce tabou de plus ? Comment libérer la parole sur ces situations vécues et largement partagées ?
A la place que j’occupe, et déjà engagée sur les questions de sensibilisation autour de la mixité et des diversités au travail, j’aimerais inviter d’autres femmes cheffes d’entreprise à témoigner sur ce qu’elles traversent ou ont traversé. Favoriser les bonnes pratiques, la visibilité, les actions de solidarité entre paires… Un élan de soutien concret et des mises en place rapides car le temps des PME et TPE est bien plus court que celui des grandes entreprises : quand les process érodent les plus belles initiatives des grandes organisations, les start-up ou les petites entreprises peuvent plus aisément pratiquer le test and learn, ce qui est une opportunité !
J’ai actuellement la chance de participer à des groupes de parole de femmes atteintes de cancer du sein dans des situations professionnelles variées et cela m’inspire beaucoup pour les transposer au monde de l’entreprise[3]
Or pour l’instant, hormis les stars de cinéma ou les influenceuses, je ne vois pas de dirigeantes s’engager sur le chemin du coming out du cancer. Imagine-t-on une seule des 40 femmes Forbes parler de son cancer ? Elles sont toutes belles, photoshopées et tellement heureuses de faire partie de ce glorieux palmarès de la performance. Peut-on leur en vouloir ? Il est bien légitime de ne pas gâcher son heure de gloire en occultant ses vulnérabilités. Mais doit-on pour autant continuer à être des superwomen jusque dans la maladie ? Selon moi, c’est là que réside le plus grand risque, celui de l’effondrement. J’ai souvent été marquée par les témoignages de femmes « à responsabilités » qui ont ajouté un burn out à leur cancer.
Les représentations ont la vie dure, décidément. Quand je travaillais sur les nouveaux imaginaires de la beauté dans les années 1995 à 2000, on n’imaginait pas encore que la beauté puisse être différente, singulière, hors normes, sauf dans les cercles fermés de la mode alternative. Plus de vingt ans après, je ne trouve pas que les choses aient suffisamment changé concernant l’injonction de performance des entrepreneures pour être crédibles, donc légitimes dans le monde des affaires.
Le paradoxe de la communication : dire et montrer, c’est différent
Alors comment faire quand il faut continuer à communiquer et qu’on n’a plus envie de se montrer ?
Bien avant que j’annonce mon cancer aux personnes de confiance de mon entourage professionnel, j’avais cessé de m’exposer sur les réseaux sociaux, par réflexe de pudeur. Pourtant très instinctivement, j’ai continué à prendre parfois la pose et faire le clown dans des stories éphémères (forcément moins risquées) marquant des célébrations, des réunions d’équipes satisfaites, des moments « vrais ». Étais-je dans le vrai, moi, avec mes perruques et mes sourires alors que j’étais parfois percluse de douleurs ? Pourquoi et pour qui faire ce cinéma ? Honnêtement je ne le sais pas vraiment mais je crois que je l’ai fait pour moi, pour jouer le jeu. Il y a du positif dans l’expression “the show must go on” et j’y ai pris du plaisir.
Quel paradoxe tout de même ! La prise de conscience de l’irruption du « fake » dans ma propre pratique professionnelle est une vraie nouveauté. Je suis devenue une insider, une infiltrée dans le monde des bien portants. L’autre exemple qui me vient à l’esprit est celui de salons professionnels. Sur le salon Workplace Expo où j’étais heureusement accompagnée de Séverine Enjolras, ma complice et partenaire dans les études depuis vingt ans, j’ai croisé des dizaines de personnes, d’anciens clients, de prestataires… Tous souriants, comme si de rien n’était. Fière de l’avoir fait.
Renverser la table, combattre mais avec d’autres armes que la performance
Rien ne m’agace plus que les personnes qui, souvent par maladresse, me disent que je suis une battante et que forcément je vais m’en sortir. Ils ne savent rien de moi. Je déteste ce qualificatif car je me suis toujours sentie fragile. J’ai la chance (ou pas) que cela ne se voie pas et d’avoir de l’énergie (renouvelable 😉) pour aller de l’avant. Alors même si le cancer est un combat de chaque jour, je ne veux ni le mettre au centre, ni m’essentialiser à travers lui. Je tiens à continuer à me définir ailleurs, au-delà.
Le cancer révolutionne mon travail et mon rapport au travail et, comme par hasard, l’évolution des environnements et modes de travail est mon principal champ d’exploration depuis 10 ans.
Je souhaite donc faire bouger les lignes :
- Imaginer et proposer de nouveaux sujets d’étude sur les maladies « invisibles », la santé et la vulnérabilité des dirigeant.e.s y compris sur le thème des maladies mentales
- Créer des conférences et ateliers pour libérer la parole et lutter contre les discriminations financières, commerciales et juridiques subies par les entrepreneure.e.s atteint.e.s de maladies chroniques
Qui m’aime me suive… Ces projets ont une visée collective et j’ai besoin de vos retours pour poursuivre la conversation et ouvrir les débats.
[1] Chiffres Harris interactive pour Malakoff Humanis cités in la newsletter de vive.s media du 16 mars 2023
[2] INSEE 2021
[3] Institut Rafaël, santé intégrative, Paris
Link of the original article : https://bit.ly/3ym2gvo
Sorry, the comment form is closed at this time.